Me Too : Croyez-vous que nous devrions revendiquer pour les hommes une liberté d’importuner les femmes au nom de la liberté sexuelle?

Dans la foulée des premières analyses des résultats de notre dernière enquête annuelle sur les valeurs des consommateurs et citoyens canadiens (notre programme Panorama), la première pensée qui nous est venue à l'esprit fut de nous attarder sur notre question « Me Too ». Nous aurions pu sonder sur le sujet bien avant, mais nous voulions mesurer ce phénomène dans un contexte dans lequel nous avions les valeurs des répondants, afin d'éclairer notre analyse via les motivations et cordes sensibles derrière les attitudes des gens.

La question utilisée opposait l'aversion actuellement généralisée contre les comportements déplacés de certains hommes à la sortie de Catherine Deneuve et de son collectif dans le journal Le Monde en janvier, revendiquant pour les hommes une liberté d'importuner indispensable à la liberté sexuelle! Elle a eu beau se rétracter par la suite, elle n'en a pas moins jeté tout un pavé dans la mare et son collectif ne s'est pas totalement évaporé pour autant.

J'avais trouvé à l'époque qu'elle avait eu tout un culot pour faire une telle sortie et nous nous sommes interrogés à CROP sur le nombre de personnes au pays pouvant partager son point de vue.

Voici la question que nous avons posée, ainsi que les résultats que nous avons obtenus...

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On observe donc qu'une personne sur cinq au pays, ce qui n'est pas rien, est d'avis qu'on peut laisser les hommes importuner les femmes (il faut quand même faire une différence entre importuner et l'inconduite). Même sur le plan régional, les différences sont ténues. On trouve moins d'adeptes de ce point de vue au Québec que dans le reste du pays, mais on parle d'une différence de 4 points (respectivement 18 % contre 22 %). Il n'y a qu'en Alberta où la liberté d'importuner trouve un peu plus d'adeptes à 26 %.

Les hommes, les femmes et les tranches d'âge en opposition

Comme on pouvait s'en douter, on observe une bonne différence entre les hommes et les femmes sur ce point de vue. Si 21 % des Canadiens défendent la liberté d'importuner les femmes, c'est 25 % chez les hommes et 15 % chez les femmes, une différence de 10 points, ce qui est substantiel! (Mais quand même, 15 % des femmes trouvent acceptable qu'on les importune!)

De plus, les groupes d'âge se distinguent. La liberté d'importuner rejoint 25 % d'adeptes entre 25 et 44 ans (la testostérone, que voulez-vous!), pour descendre à 15 % chez les 65 ans et plus (une autre différence de 10 points). Soulignons aussi que 27 % des ouvriers supportent cette liberté d'importuner.

Par ailleurs, il est intéressant d'observer qu'outre ces quelques différences, peu de groupes ou segments socioéconomiques ou sociodémographiques se distinguent de façon significative sur cette question. Encore une fois, cette attitude de tolérance à l'égard du fait d'importuner les femmes est fondamentalement un phénomène de société. Les reliquats de la société traditionnelle qui, malgré tous les progrès de la modernité socioculturelle actuelle, refusent de lâcher prise, légitimés par quelques élans de néo-conservatisme (qui sont aussi en progression dans notre société).

La nostalgie d'un monde mieux balisé, codé, aux rôles sociaux mieux définis

Il va sans dire que l'appui à cette liberté d'importuner les femmes est motivé par des valeurs et cordes sensibles très conservatrices. Mais le cocktail de motivations est quand même impressionnant!

D'abord, la caractéristique qui ressort en premier chez ces « supporters » est leur appui à l'autorité patriarcale. Ils sont en très forte surreprésentation à croire que le « père de famille doit commander chez lui », que « l'homme a une supériorité naturelle sur la femme et qu'on n'y peut rien », « qu'une aventure extraconjugale n'est pas si grave », etc.; bref, une vision extrêmement traditionnelle de la société et des rôles prédéfinis que les hommes et les femmes doivent y jouer.

Par ailleurs, ils affichent un refus systématique de la modernité socioculturelle du monde actuel. Ils voient la société comme une jungle impitoyable (une vision « darwiniste de la société »), dans laquelle on ne peut plus se fier à personne, où les élites sont corrompues et ne veillent qu'à leurs intérêts personnels (haut niveau de cynisme).

Ce qui est frappant aussi est leur difficulté à vivre avec l'époque. Encore une fois, et comme pour bien des phénomènes que j'analyse dans mon blogue, on observe des gens pour qui la société change trop vite. Qui pensent qu'ils y sont laissés-pour-compte. Ils ressentent une déconnexion face aux gens et à la société autour d'eux. Ils ont, pour la plupart, peu ou pas de but dans la vie, percevant cette dernière comme vaine. Ils sont fatalistes, la société et la vie actuelle les ont mis de côté et il y a peu d'espoir qu'ils retrouvent leur dignité d'antan.

Cette déconnexion sociale les amène donc à entretenir une forte nostalgie ou l'idéal d'un monde mieux balisé, codé, aux rôles sociaux mieux définis, dans lequel ils pourraient se sentir à l'aise. Ils idéalisent ce monde disparu tout en espérant pouvoir en vivre des bribes.

Ainsi, un sentiment de laissé-pour-compte dans la société, un retranchement dans une vision hyper traditionnelle des rapports hommes-femmes et un sentiment de supériorité des hommes sur les femmes viennent donc légitimer le droit d'importuner. La femme a, pour ces protagonistes, un statut inférieur qui rend « normal » que les hommes puissent les importuner.

Avec le rythme de transformation que l'on vit dans le monde actuel, il est inévitable que le changement génère ce genre de néo-conservatisme. On peut s'estimer heureux que le nombre ne soit pas plus élevé.

Soulignons enfin qu'il y a fort peu de différences dans le profil des hommes et des femmes qui supportent cette liberté d'importuner, les hommes exprimant avec plus d'intensité les valeurs et cordes sensibles présentées précédemment.

Et l'avenir?

Il est difficile de prévoir l'évolution à moyen terme de telles perspectives. Le consensus social autour des comportements déplacés de certains hommes porte certainement à croire qu'il y a quelque chose d'irréversible dans ce mouvement. Mais on observe très clairement à l'heure actuelle une montée surprenante de valeurs néo-conservatrices, notamment de ceux et celles qui supportent cette liberté d'importuner. Encore une fois, un mouvement qui s'exprime chez ces individus pour qui la société change trop vite.

Bien malin celui qui peut prédire la suite de ces prises de position. Sur la place publique, on sera sûrement prudent, mais dans les « postures mentales » des individus, des tangentes surprenantes pourraient progresser. L'avenir nous le dira!