Violence et exclusion sociale

Cette dernière n’est pas une maladie mentale, mais ses effets peuvent être tout aussi toxiques et dévastateurs !
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Le Québec a été témoin au cours des dernières semaines d’une succession inédite de drames d’une violence sans nom. Bien que la plupart des pays occidentaux connaissent ce genre de drames trop régulièrement, le Québec n’a pas l’habitude d’une telle fréquence de tueries, particulièrement de ces véhicules béliers fonçant sur les enfants d’une garderie (à Laval) ou sur les piétons d’une paisible petite ville du Bas-Saint-Laurent (Amqui).

Ces événements dramatiques ont lancé un débat sur la santé mentale, suivant la prémisse, qui n’est pas totalement dénuée de sens, qu’il ne faut certainement pas avoir toute sa tête pour commettre ainsi l’irréparable!

Même si ce genre de raisonnement peut paraitre légitime, moultes études sur le sujet tendent à démontrer qu’une minorité seulement de ces actes aux allures démentielles sont le fait d’individus souffrant de problèmes de santé mentale, tels qu’ils peuvent être diagnostiqués par des psychiatres ou des spécialistes du domaine.

La grande majorité de ces actes sont, toujours selon ces études, le résultat de problèmes de marginalisation sociale, de « déconnexion » des autres autour de soi ou de la société dans son ensemble.

Il va de soi que nos sondages ne peuvent dépister ces individus souffrant de marginalisation et susceptibles de commettre de tels crimes. Par contre, si on accepte cette théorie voulant que la « déconnexion sociale » pourrait être un déclencheur de ces tueries, celle-ci se mesure aisément.

Plusieurs indicateurs sont utilisés dans nos enquêtes pour mesurer ce phénomène. Nous en retenons deux qui sont à notre avis fort éloquents.

 

La déconnexion sociale au Québec

Premièrement, tout simplement le fait de ne pas se sentir « connecté » à ce qui se passe autour de soi.
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Près de deux personnes sur cinq au Québec (38 %) sont d’accord pour dire qu’elles se sentent marginalisées face à ce qui se passe dans la société autour d’elles (disons au moins passablement, car la plupart d’entre elles se disent « plutôt » en accord avec l’énoncé proposé, soit environ 30 %). Ces proportions nous semblent dramatiques.

Ces personnes vivent « plutôt » mal avec le monde qui les entoure et avec lequel elles doivent composer.

Qui plus est, cette proportion (38 %) s’élève à 55 % chez les gens âgés de 18 à 34 ans (plus d’un jeune sur deux). Les revenus ont aussi une influence importante. Le fait d’avoir des revenus de moins de 20 000$ par année nous donne une proportion d’individus en accord avec notre énoncé de 47 % (près d’une personne sur deux).

Le plus dramatique est certainement le 8 % d’individus se disant tout à fait en accord avec l’énoncé, une proportion qui s’élève à 16% chez les 18-34 ans.

Dans les faits, ce 8% des Québécois de 18 ans et plus représentait environ 550 000 individus au Québec en 2022. Cela fait beaucoup de personnes qui ne trouvent pas leur place dans notre société et qui s’en sentent exclues ! (Nos études portent presqu’exclusivement sur la population adulte de 18 ans et plus).

 

Une tendance à la hausse

Cette tendance est malheureusement à la hausse depuis une dizaine d’années, particulièrement chez les jeunes (18-34 ans), comme en témoigne le graphique suivant…
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Si la tendance se maintient, comme on le dit si bien, ce phénomène de marginalisation ne semble pas être en voie de s’apaiser.

Notre société fabrique de la marginalisation à un rythme qui s’accélère d’une année à l’autre, particulièrement chez les plus jeunes. Comme si de plus en plus, ces nouvelles générations ne trouvaient pas leur place dans notre monde !

 

L’absence de but dans sa vie

Deuxièmement, un phénomène corollaire grandement associé à ce sentiment de ne pas avoir de place dans la société est celui d’avoir l’impression de ne pas avoir de but dans sa vie, de mener une existence dans laquelle on ne trouve pas de sens.

Ce sentiment s’exprime dans des proportions assez semblables à celles de la déconnexion sociale comme en témoigne le tableau suivant (avec la même sur-représentation des jeunes).

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Et encore une fois, cette triste tendance est à la hausse depuis les dix dernières années et toujours particulièrement chez les plus jeunes.

 

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Une vue d’ensemble

Les deux énoncés précédents nous donnent une très bonne idée de la difficulté de vivre que ressent une partie importante et malheureusement croissante de la population québécoise.

Mais, il ne s’agit ici que de quelques-uns des indicateurs que nous utilisons régulièrement pour mesurer le sentiment d’exclusion sociale et de marginalisation.

En ce sens, de façon à faire la synthèse de tous nos indicateurs sur le sujet et pour éviter d’alourdir ce texte indument, nous avons créé un indice d’ensemble rassemblant toutes les dimensions de ces phénomènes. Ce qui nous permet aussi de suivre son évolution au cours des années.

Cet indice et sa tendance se présentent comme suit…  

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Cet indice chiffrait à près de trois Québécois sur dix en 2022 (29 %) la proportion de la population qui se sent marginalisée face aux gens autour d’elle ou dans la société en général (très ou extrêmement). Une croissance de 15 points depuis 2012 (moment où cet indice se chiffrait à 14 % - le nombre a doublé!) On y mesure aussi la croissance exceptionnelle du phénomène chez les jeunes générations (50 % chez les moins de 35 ans en 2022).

En fait, outre le sentiment d’être déconnecté des autres et de la société et de ne pas avoir de but dans sa vie, les dimensions qu’on mesure et qui caractérisent le profil de ces individus ressentant ces sentiments peuvent se résumer ainsi …

- Un vif sentiment de manque d’emprise sur leur vie; ils ont l’impression que des forces hors de leur contrôle dirigent leur destinée (les gouvernements, les marchés, etc.)

- Une vison très fataliste de la vie (le pire va finir par arriver)

- Très stressés financièrement

- Espéreraient l’aide des institutions, mais n’y croient pas ou n’y accèdent pas

- Cynisme

- Un haut niveau de propension à la désobéissance civile

- Un haut niveau de conservatisme (notamment sur l’égalité des sexes)

Sur les plans sociodémographique et socioéconomique, on retrouve ici des jeunes familles, sur le marché du travail, à faibles statuts socioéconomiques (revenus et éducation).

En d’autres termes, ces personnes sont en difficulté financière et dépassées par le monde dans lequel elles vivent, ont de la difficulté à y trouver des repères, si ce n’est du sens et de l’espoir.

L’exclusion sociale, les dérives de notre société et la violence

En fait, notre société par sa complexité, son rythme de changement, son incertitude croissante fabrique des exclus. De plus en plus d’individus ne peuvent s’y épanouir. Ils vivent davantage de détresse et de souffrance ou encore de frustrations et de rage.

Ce profil d’individus est à la source de plusieurs des dérives auxquelles on assite dans notre société depuis quelques années, comme si la croissance de la marginalisation dans la société finissait par trouver de plus en plus d’occasions d’exutoires (les médias sociaux aidant).

Que l’on pense aux mouvements d’extrême droite, aux expressions de masculinité toxique, aux Incels, à la violence à l’égard des femmes, aux féminicides, aux actes de terrorismes, etc. (sans oublier les camionneurs à Ottawa), tous ces phénomènes semblent puiser leurs racines dans ce sentiment de se trouver en porte à faux avec le monde actuel, tout en exultant son malaise avec force.

Reprenons nos données présentées plus tôt : ceux qui se sentent le plus marginalisés représentent environ 8 % de la population (ce qui est aussi le cas pour notre indice d’ensemble). Comme nous le disions plus tôt, on parle ici d’environ 500 000 personnes au Québec!

Serait-il possible que de ce nombre, il y ait une personne qui « pète les plombs » à l’occasion et commette l’irréparable?

Il nous semble que c’est inévitable. Avec le portrait de ces individus que nous venons de vous décrire, avec leur détresse et la rage qu’ils ressentent, avec le sentiment de manque de contrôle sur leur vie et leur sentiment d’être totalement dépassés, il peut sembler étonnant que des explosions de violence inouïe ne se produisent pas plus souvent !

Donc nous ne pouvons que nous ranger vers ce point de vue qui veut que ces drames innommables aient de façon générale peu à voir avec la santé mentale, mais plutôt avec les conditions sociales avec lesquelles une partie importante et croissante de la population doit composer.

Et enfin, encore une fois malheureusement, nos données nous portent à croire que « si la tendance se maintient », ces explosions de violence par lesquelles les plus marginalisés, les plus en détresse exultent leur rage et leur mal être, risquent d’être de plus en plus fréquentes.

Espérons qu’on se trompe!